Réflexions sur une pensée du différend

Discutante aux Journées de Tours, 16 et 17 novembre 2013 à propos de l’intervention de Sophie Gosselin :  

Le modèle de société que nous vivons, s’il donne bien les signes qu’il est révolu, ne peut nous dispenser de la Révolu-tion à venir comme possibilité de renouer avec l’originel de la démocratie, comme incitation à construire la cité à-venir. La pensée de la révolution est invitation à se représenter ce qui se fera jour demain, elle nous pousse à « répondre de notre idéal »[1], à réinventer le Collectif et lui rendre justice.

Les limites du système libéraliste et capitalistes ont été allègrement franchies comme en témoignent les exclusions et discriminations sociales, la destruction de la Nature végétale, animale et humaine par l’épuisement systématique de toute ressource entendue comme vivant au potentiel utilisable pour une catégorie d’hommes (il existe une autre catégorie, les « sans-parts », hommes relégués dans les banlieues des villes, dans des asiles de fous, minorités exterminées qui n’ont pas voix au chapitre). A été révélée l’impuissance de la démocratie à mettre un frein au fantasme d’un « Comme-un » -bien loin du Commun nécessaire à la communauté des hommes et de tous les êtres vivants-qui ne peut que nous faire songer au fantasme du Un qui est asservissement au tyran, fantasme rendant possible le totalitarisme. La démocratie a bien de spécifique contrairement aux autres régimes cette ouverture qu’elle laisse au questionnement, l’ « historicité, la perfectibilité infinie (et essentiellement aporétique), le lien originaire à une promesse » (Derrida[2]). Le travail critique de Sophie Gosselin va au Différend qui appelle à la confrontation fondatrice vue comme un kratos réhabilité, unique force capable d’ouvrir à la démocratie nouvelle.

Seule peut nous sauver une pensée de l’Universel – comme en témoigne celle de Sophie Gosselin- un Universel qui irait au-delà de celui humaniste des Lumières qui a pris le relais de l’Universel chrétien, un Universel qui témoignerait de l’hétérogénéité incalculable du vivant présent aussi dans le rapport à l’Autre. Comment concevoir et risquer l’expérience politique de l’impossible, l’expérience politique de l’ouverture à l’autre comme possibilité de l’impossible ?

  • Une pensée du Différend:

Le soulèvement pour réinventer le Commun demande une réinvention : il ne devrait pas y avoir de système qui prévaut sur un autre dans le différend sinon l’on tombe dans le domaine du tort -distinction opérée par Jean-François Lyotard- qui donne raison à l’un des partis contre un autre. Ainsi, l’idée de différend s’entend « comme expression du caractère   indérivable d’un mode d’être par rapport à un autre »[3] nié dans nos sociétés car le modèle de la délibération domine. Dès lors, le pôle de légitimité dominant lié à la société démocratique capitaliste impose l’objectivation comme rapport au corps et la représentation en tant que surface d’inscription. Ainsi cette façon d’être au monde amène la colonisation qui vise l’encadrement juridique comme justification de la propriété puis l’imposition d’un mode d’être.

Notre modèle de société fait prévaloir un discours et une argumentation en même temps qu’il instaure un rapport à l’espace orienté selon ses valeurs que Sophie Gosselin explicite par le recours à l’exemple des autochtones aborigènes d’Australie (bien distincts des individus ressortissant d’une minorité qui eux ont adopté le langage et l’argumentaire dominants pour assurer leur survie) spoliés de leur terre, sommés de répondre de leur statut d’indigènes – indigénéité comme identité- au travers d’un système de discours qui n’est pas le leur et selon un argumentaire biaisé puisque entièrement soumis à une idéologie « totalisante ». Reprenons le mot de Raymond Aron[4] : « L’idéologie, c’est l’idée de mon adversaire. »   C’est bien le mode de discours délibératif qui est à bannir car il suppose l’adhésion d’un des deux partis à la cause de l’autre négligeant les forces de conflit à l’œuvre, le polemos entendu comme division, discussion qui met à jour la singularité dans le Collectif. Le fragment 80 d’Héraclite commenté par Nicole Loraux l’exprime : « La guerre est commune et la justice conflit. » Il permet de relire la fondation de la démocratie et de réinterpréter ce mot-même car il faut la repenser à l’aune de la division présente dans le polemos en tant que « puissance paradoxale, puissance d’un non-pouvoir. (…) : souveraineté du dehors » qui rendra possible l’accueil de « la conflictualité tout en déviant ses forces de destruction, en ouvrant au devenir d’une transformation. »[5] Les dangers de la rhétorique ne sont plus à démontrer quand elle s’arme d’idéologie et fait prévaloir un idiome commun, impose l’homogénéité liée à la théorie de la communication. Les rhéteurs anciens quand ils s’appliquaient aux domaines du délibératif, du judiciaire et de l’épidictique s’armaient du pathos et de l’ethos, ce dernier étant la nécessité raisonnée du bien et du mal. Or, il est essentiel de maintenir du différend dans l’ordre du discours afin de ne pas annihiler le langage (et ce qui fait poésie dans le langage). Paul Ricoeur articule éthique et action politique en éclairant dans Soi-même comme un autre la correspondance du langage et de l’ontologie dans la communauté humaine : le sujet se constitue en tant qu’il est parlant comme un JE à un TU et reprend à son compte -ou utilise en commun- histoires, métaphores, mythes, symboles, etc. dans sa relation interpersonnelle avec l’autre. Il existe une dignité ontologique du JE et une relation publique et historique entre les « socius ». Le sujet est conçu comme SOI, pronom omnipersonnel, par la médiation du discours qui est toujours pour lui une dialectique interminable, sans solution définitive. Le sujet est celui qui peut s’emparer de la pluralité des genres du discours c’est-à-dire y être confronté sans rien y perdre ni de légitimité, ni d’identité, ni d’être en somme. Le locuteur-citoyen est invité à participer à cette pluralité et contribuer à son enrichissement. Il en va de la « Responsabilité de chacun car parmi les choses communes, l’institution du langage est première. »[6]

L’éthique de la Cité tient bien de celle du discours à l’œuvre dans le langage. Comment ne pas songer à la figure du Rebelle d’Ernst Jünger dans son œuvre Traité du rebelle (1951), le Waldgänger, proscrit norvégien qui avait recours aux forêts, s’y réfugiait et y vivait librement à moins que quelqu’un n’y pénètre pour lui prendre la vie ? Le Rebelle pour le philosophe est celui qui a su s’affranchir des discours dominants, déceler les stratégies de communication et d’aliénation à l’œuvre dans toute entreprise étatique et notamment électorale. Il est celui qui peut s’enraciner dans ce que l’homme possède de plus puissant : son être intime que Jünger qualifie de forêt, le daimonion de Socrate[7]. L’homme qui a recours aux forêts ne craint plus la mort car « le recours aux forêts est-il, avant tout, marche vers la mort. Elle mène tout près d’elle – et, s’il le faut, à travers elle. »[8]Au fond de soi, l’homme trouve le langage du poète et des histoires et mythes qui le refondent en tant qu’homme libre et désaliéné. « Socrate appelait ce lieu de l’être intime où une voix, plus lointaine déjà que toute paroles, le conseillait et le guidait, son daimonion. »[9] A ses juges-mêmes, il déclara dit-on avoir toujours été guidé par cette « voix intérieure » en dépit des dangers de la loi commune qui le condamnait déjà au travers des rumeurs qui circulaient sur son compte. Il ne pouvait s’y soustraire car elle était son être profond. Lacan ne concevait-il pas la question de la domination comme l’asservissement d’un sujet à un maître enraciné dans le besoin de reconnaissance, le désir du désir de l’Autre ? Le maître assure son pouvoir tant que le sujet craint la mort et demande à un autre de l’assumer à sa place et en son nom : le maître est celui qui prend le risque de mourir pour son sujet en échange du pouvoir sur lui. Dans la cure analytique, l’intersubjectivité -le sujet est parlant et en action- est mise à l’épreuve. Le discours de l’analysant est une lutte par la médiation du discours, de la parole, qui s’origine dans la volonté de reconnaissance de l’analysant, le désir du désir de l’analyste. Deux espaces coexistent au travers de deux discours, celui de l’analysant et celui « supposé savoir » de l’analyste. L’analysant n’accède à cette position de sujet libre que lorsqu’il conçoit que son discours n’avait finalement pas à être entendu en tant que tel, que le discours de l’analyste n’est pas le sien. Il peut accepter la fin de l’analyse comme sa propre mort pour plus de liberté, « plus de jouir ». Le différend est en action à ce seuil de la délivrance du pouvoir de l’analyste qui permet la coexistence de deux modes d’être, de deux conceptions radicalement autres et cependant fraternelles, de deux discours qui se déploient sans attenter à ce qu’est l’autre.

  • La nécessité de l’être-avec : la fin de l’anthropocentrisme:

L’ « être-avec » est une disposition d’accueil du Dehors, un partage du sensible. Il s’agit de prendre en compte un Collectif qui intègre les rapports entre la multiplicité des êtres, les mouvements qui existent entre les êtres, circulent entre les êtres entendus comme humains, animaux, végétaux, traces, spectres aussi au sens derridien. Cette conception se rapproche d’une sagesse de l’immanence fidèle à la terre et au corps telle que la concevait Gilles Deleuze au travers de son éthique liée au désir et au corps.Il est nécessaire d’apprendre à vivre sa vie en lien avec l’âme et le corps. Dans ses Dialogues (1977) avec Claire Parnet, Deleuze insiste sur l’idée selon laquelle « l’âme n’est ni au-dessus (du corps), ni au-dedans, elle est « avec », elle est sur la route, exposée à tous les contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui suivent le même chemin, « sentir avec eux », saisir la vibration de leur âme et de leur chair au passage. »[10] Dans ce qui a lieu, dans l’événement, le corps du sujet est toujours présent par ses perceptions, émotions, et dans un sens politique ou culturel : « Si quelque chose s’est passé, ça a lieu avec du corps(…). Et c’est peut-être le danger de « l’événementialité »ou la tentation serait peut-être de faire du hors-corps(…). Plus on est engagé dans une présence à soi et au monde totale, plus ce qui en découle est paradoxalement imprévisible – collectivement parlant également. »[11] Il y a bien coïncidence d’acte et d’être dans l’être-avec, une qualité d’être comparable à une « épiphanie ».

Dans ce corps rendu présent, à qui il est rendu justice dans cette philosophie, est rendue absolument nécessaire de se défaire de tout anthropocentrisme. La présence persistante du fantasme de l’animalité comme menace a longtemps existé – « le masque de la bête » de Michel Foucault- et du fantasme de la Nature comme (re)faisant surface sous la culture dans la dichotomie nature/culture. L’anthropocentrisme participe bien d’une illusion sur le monde et sur la maîtrise que l’homme exerce sur le monde. Dans l’histoire des événements, Copernic, Darwin et la psychanalyse ont infligé à l’homme un coup fatal : une « blessure narcissique » sans précédent comme l’affirmait Freud[12]. La fin de l’anthropocentrisme suppose de ne plus nier la barbarie contemporaine et de sortir de l’aveuglement généré par la foi dans le progrès en adoptant cette « modestie » et ce « recueillement »[13] chers à Freud bien loin des valeurs de conquête dont l’homme a fait montre. L’humanisme qui subsiste n’est plus qu’un humanisme dégradé qui a perdu sa part d’Universel. De la même manière, les sophistes revendiquaient en la personne de Protagoras l’idée de parler à leur guise arguant que « l’homme est la mesure de toute chose.»[14] L’homme ne peut plus se penser séparé des choses de la nature et les ravaler au rang d’objets utilitaires. Le langage contemporain, et notamment le technolecte associé au monde du travail, ne témoigne que trop de cette place usurpée de l’homme dans le monde : « ressources humaines » qui tend à considérer comme comptable et utilitaire ce qu’il y a d’irréductible dans chaque être, les vocables « gestion » et « gérer » qui supposent des opérations mentales qui quantifient le vivant et le cloisonnent dans l’attendu, l’acceptable, le connu.

Dans l’anthropocentrisme, l’anthropôs se croit autorisé à modifier tout le système de la Nature. On parle désormais dans les milieux scientifiques avisés d’ « anthropocène » pour désigner un nouvel âge géologique dans lequel l’homme a dépassé toutes les formes géologiques et naturelles qui jusque-là avaient prévalu. Les activités humaines ont profondément altéré toutes les ressources. Bruno Latour affirme que ce concept créé par le prix Nobel de Chimie Paul Crutzen est le plus révolutionnaire car il réintroduit le mythe de Gaïa, l’espace et l’être du vivant qui co-existe avec l’homme. La science a recours au mythe pour trouver un secours et un discours.

  • Habiter le monde, c’est « rendre possible une inscription »[15]

L’inscription est le « lieu et la modalité d’une rencontre entre des corps, l’écart de contact qui conditionne leur être-avec sensible. »[16]

Habiter le monde est un projet philosophique et une nécessité humaine en même temps qu’il constitue une question ontologique. Cette question a été une des exigences d’Heidegger grand lecteur des présocratiques : penser l’existence de l’homme en partant de l’habitation rejoint la préoccupation des poètes. Poiesis en grec signifie construire. L’être de la poésie, c’est « faire habiter » comme le bâtir par excellence. D’ailleurs, la pensée philosophique pour Heidegger est liée à un au-delà de la parole : « Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous (…) La pensée demeure exposée au vent de la chose. » Cette conception de la pensée est celle du poète qui vit dans une présence totale au monde et qui accueille le flux, le mouvement de ce monde, qui a conscience de la qualité absolue mais aussi de la différence de l’Autre car il perçoit l’être et son immanence et l’être ne peut être nié. Cette pensée permet de concevoir l’idée de démocratie, pensée qui se ferait réalité alors si la circulation libre du vrai se fait. Yves Bonnefoy a pu dire : « La poésie vécue comme poésie, c’est le désir et l’agent de l’instauration démocratique, qui peut seule sauver le monde. »[17]

Dans son écosophie. Félix Guattari quand il fonde ce concept s’intéresse à trois écologies[18] qui définissent l’écosophie comme sagesse de l’habitation (oïkos en grec), pensée pour chacun d’un milieu qui lui serait propre. Il a pour projet de réintégrer la complexité des individus, leurs libidos, leurs rêves dans l’équation politique. Il s’agit de retrouver un espace, de reterritorialiser l’individu, « rendre possible une inscription » comme l’appelle de ses vœux Sophie Gosselin. L’homme a été exilé de son territoire intérieur, il a été banni de sa terre natale et il est en situation d’errance. Errance psychique de l’homme moderne (le « faux nomadisme » dont parlait Guattari), errance du juif, errance de la langue natale dans l’analyse, langue maternelle : la psychanalyse peut être pensée comme un nécessaire exil ou plutôt un exil qui ferait retour, retour vers les origines et le fondement de l’être, ce qui constitue sa vérité. L’homme exilé se situe entre deux mondes, celui de son réel et celui de son imaginaire, ses souvenirs. Il est toujours dans un ailleurs rêvé et nostalgique. L’homme en psychanalyse se situe au seuil de deux mondes aussi : le monde extérieur et le cabinet de l’analyste, le seuil de la raison et des passions, le seuil d’une naissance à venir et celle déjà advenue qui nous a mise au monde…Il est au seuil toujours et cependant il fait l’expérience d’un hors lieu car la parole de son langage déploie alors « l’espace de notre humanité, de l’hospitalité à cette humanité en tant qu’elle déborde absolument, comme espace d’immanence, notre subjectivité(…) va se réaliser l’étrange transmutation que nous avons nommé : perdre, puis trouver, et non pas retrouver, car ce qui est trouvé(…), c’est une rencontre inespérée, un retournement(…), un pur événement. »[19] La terre d’exil devient terre de désir et l’inversion est propre à l’accomplissement d’un travail d’élaboration. Une nouvelle position identitaire nécessite un nouveau langage après la perte du lieu.

Cet événement peut se rapporter au lieu atopique du Commun[20] dont parle Sophie Gosselin c’est-à-dire un à côté, un lieu de l’écart, de l’écart de la topologie commune, un espace mouvant, un flux d’expériences qui peut ouvrir un possible de rencontre entre les êtres. La condition du possible de la rencontre est le respect de la singularité qui n’est pas réductible à l’individualité. La démocratie entendue dans son pouvoir du peuple -demos- nécessite une prise en compte nouvelle du vivant pour intégrer la singularité conçue comme « un mode d’être au monde, une manière de déployer un certain rapport à l’espace et au temps, un partage du sensible irréductible au langage de la norme rationnelle. »[21] Une réappropriation collective de l’espace et du temps permettra d’accueillir l’imprévu, « la faille du Dehors », « la souveraineté du Dehors »[22] présente dans le kratos. Il ne s’agit plus seulement de penser la démocratie à-venir dans le réel mais aussi dans le possible. Il s’agit d’inventer un nouveau langage à la démocratie, de lui rendre justice c’est-à-dire de trouver une position juste, de justesse aussi. Il existe une vérité de la place, du lieu.

  • Les conditions de la rencontre avec l’Autre : les conditions de la démocratie

Les conditions de la rencontre avec l’Autre pour le sujet qui garantissent la singularité comme « double articulation d’une individuation et d’une dividuation »[23] sont « l’amour du lointain » de Nietzsche, « l’aimance » de Derrida. Il s’agit de penser le rapport à l’Autre de manière à pouvoir redéfinir un Commun qui ne soit plus « positivable (valeurs, identité, biens) »[24] mais « séparation absolue qui rend possible l’accueil de l’Autre dans sa radicale singularité». Se laisser aller à l’aimance, c’est laisser advenir la différence, la laisser exister entre soi et l’Autre sans la questionner ni la parler. C’est l’acceptation du mouvement qui est convoquée ici, dans la figure du spectre aussi, le mouvement présent dans le concept de sous-jacence de Jean Oury ou l’arachnéen de Deligny. Il existe des actualisations transférentielles permanentes dans l’espace et le temps de la rencontre : les vécus des corps, ce qu’ils transportent avec eux sont vecteurs d’intensité, de couleurs, de vibrations particulières – un système d’énergie vitale- qui délimitent des seuils dans l’espace entre les corps. Il s’agit de prendre en compte cette corporéité qui est un mode d’être traversé par un dynamisme qui est mouvement en tant qu’émergence de quelque chose, événement. Il existe une intimité dans ce Dehors, la tension entre l’individuation et la dividuation justement c’est-à-dire ce seuil où ce qui est propre à un individu est traversé par ce qu’il a de commun avec l’autre ou plutôt de réductible à l’Autre. Le Dehors « traverse et déborde l’humain. »[25]

Se rencontrer suppose de ne pas se raconter (Blanchot cité par Sophie Gosselin) mais être présent à la différence de l’Autre. Dans le conflit, il n’y a qu’identifications et projections et le couple pourrait bien être aujourd’hui cet espace où « les composantes sexuelles et agressives de la vie pulsionnelle (sont) reléguées » (notre argument). La « nuit du couple » dont parle David Gé-Bartoli nous semble plus intéressante qui se réfère à l’Obscur de Blanchot mais aussi à la Nuit de Jan Patocka[26] : ce dernier opposait la figure ontologique de la nuit à celle du jour comme survenue de l’inquiétant, de l’énigmatique. Il s’agit d’expérimenter le monde non plus à partir du connu mais de l’inconnu pour une expérience de l’universel. De la même manière, l’Autre doit être appréhendé non plus à partir de son identité mais à partir de sa différence. Le rapport à l’Autre vu comme expérience du monde.

C’est la mission qu’assigne Alain Badiou à la politique dans son Eloge de l’Amour[27] : « Défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment. Dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence au lieu de la soupçonner (…)pour que le collectif soit capable d’être celui du monde entier, un des points d’expérience individuelle praticables est la défense de l’amour. Au culte identitaire de la répétition il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger. » La pluralité humaine a quelque chose d’indépassable en elle et l’accepter, c’est refuser un Commun qui procéderait d’une identité fusionnelle, c’est accepter d’avoir été étranger, radicalement Autre un jour et pour toujours, c’est découvrir son étrangeté symbolique pour se désinstaller du « comme-un ».

 

Pour conclure, il y a nécessité de réfléchir à l’invention d’une nouvelle garantie démocratique articulant le singulier et le collectif. Il faut gagner un espace de pensée jusque-là irreprésentable.

[1]Anne Dufourmantelle, Eloge du risque, 2011, PAYOT, page 293.

[2]Entretien avec Jacques Derrida, Le Monde de l’éducation, septembre 2000.

[3]Texte de Sophie Gosselin.

[4]Cité par Hicham-Stéphane Afeissa dans Portraits de philosophes en écologistes, éditions Dehors, 2012.

[5]Texte de Sophie Gosselin, page 5.

[6]D’après VINCENT Gilbert, « Pluralité, diamogisme et institutions », RICOEUR Paul, La Pensée en dialogue, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[7]Ernst JÜNGER, Traité du rebelle,Christian Bourgeois, 1981, page 85.

[8]Ibid., page 82.

[9]Ibid., page 85.

[10]Cité par Jacqueline RUSS in Les théories du pouvoir, Librairie générale française, 1994, page ?

[11]Anne Dufourmantelle, op.cit., pages 202-203.

[12]Sigmund FREUD, Introduction à la psychanalyse, 1916, Iième partie, PAYOT, 1975, Pages 264-265.

[13]Ibid.

[14]PLATON, Dialogues.

[15]Texte de Sophie Gosselin, page 4

[16]Ibid., p. 5

[17]Interview d’ Yves BONNEFOY, Monde de l’éducation, août 2001, n°2172.

[18]FélixGUATTARI, Les trois écologies, éditions Galilée, Paris, 1989.

[19]Anne DUFOURMANTELLE, op.cit., page 137.

[20]Texte Sophe Gosselin, page 3.

[21]Texte Sophie Gosselin, page 6.

[22]Ibidem.

[23]Ibid., page 7.

[24]Ibid., page 7

[25]DERRIDA, Politiques de l’amitié, page 7.

[26]Les Essais hérétiques livre publié clandestinement à Prague.

[27]Flammarion, 2009, page 97.